Facettes des mobilités de demain : La caténaire au coeur du système ferroviaire
Dans cette série d’entretiens, nous abordons les multiples facettes des mobilités de demain avec des experts en rapport avec l’énergie et le ferroviaire. Dans ce épisode, Alain Naubron et Philippe Kerbiriou, deux experts caténairistes, nous font part de leur expérience complémentaire du métier. Ils nous présentent le rôle de la caténaire dans un projet ferroviaire, les interfaces avec les autres composantes du système ferroviaire, quelques projets marquants, l’évolution du métier au cours de leur carrière et leur vision pour l’avenir et les mobilités de demain.
Alain, Philippe, vous êtes tous les deux des experts de la caténaire. Pourtant, vous vous dites complémentaires. Quels sont vos parcours et pourquoi parler de complémentarité ?
[Alain Naubron] Je suis entré à la SNCF comme monteur, puis je suis devenu agent d’étude, responsable régional puis j’ai occupé des postes de management dans la maintenance, beaucoup de technique sur le terrain. La maintenance est un domaine très riche. Elle est la garante des matériels, du suivi des directives nationales, et des directives des bureaux d’études.
[Philippe Kerbiriou] De mon côté, ma carrière s’est principalement déroulée du côté des bureaux d’études (projets et conception). De manière générale la SNCF a découpé ses activités infrastructures en deux secteurs : l’ingénierie (projets et conception) d’un côté et la maintenance de l’autre. Nos deux expériences sont donc très complémentaires.
Durant vos carrières, quels sont les projets qui vous ont le plus marqué ?
[Alain] L’arrivée de la Grande Vitesse. On a tous ressenti beaucoup de fierté d’en faire partie, et étant à la maintenance, je me sentais proche de l’usager et du projet concret.
Le passage à 300 km/h de la ligne Paris Lyon était un très gros projet également. Il a fallu démonter un canton de pose (tir) de la LGV pour l’équiper en canton de pose LGV Sud-Est pour mesurer le soulèvement du pantographe à cette vitesse. Ce site pilote à permis d’analyser et de valider la vitesse de 300 km/h sur la LGV Sud-Est. A la fin de cet essai, qui a duré pratiquement un an avec visite mensuelle sur site par les mainteneurs et les responsables de la direction nationale, la remise en conformité du canton de pose type LGV A a été réalisée.
[Philippe] Pour moi aussi, la Grande vitesse a été très marquante. Mon tout premier projet, en 1984, était le TGV Atlantique, en particulier, pour la zone spécifique en sortie de Paris. Tout ce secteur comporte de nombreux tunnels avec très peu de< place pour les caténaires. Dans un des tunnels, une section de séparation de tension (1.5kV/25kV) à l’entrée dans Paris, de par son positionnement compliqué entre 2 rampes (point bas) a occasionné les premiers mois quelques incidents d’exploitation. Concernant l’équipement en caténaires des nombreux tunnels de cette ligne, afin d’en faciliter la mise en place, nous avons fait appel à la technique des inserts (rails type « Halfen »), mis en place par le Génie civil à la construction des tunnels (dans les éléments préfabriqués des voussoirs ou mise en œuvre directement dans les coffrages suivant le type d’ouvrage). Les équipements en caténaire des tunnels sont différents suivant qu’ils sont parcourus à 160, 220, 270 ou 300 km/h.
Mon autre grand souvenir fut de travailler sur le record du monde de vitesse sur la LGVA en 1989/1990.
On ne se souvient pas souvent qu’il y en a eu 2. Le premier, à un peu moins de 500 km/h a été réalisé sur une section pas encore en service (branche sud-ouest de la ligne). Mais le second, à 515km/h, a eu lieu sur cette section pourtant prête pour le service commercial. Il a fallu modifier à minima les caténaires sur la zone pour les essais, en surtendre une bonne partie et en écarter certaines (zones d’aiguillages de la gare de Vendôme). Etant responsable des études de cette modification en gare de Vendôme, la période était à la fois excitante et angoissante.
Nous mettons beaucoup l’accent sur la notion de système ferroviaire dans ces entretiens. Comment s’insère la caténaire dans ce système plus large ?
[Alain] La caténaire est un des métiers avec le plus d’interfaces avec les autres métiers d’infrastructure :
- Avec la signalisation, pour le retour à la sous-station du courant de traction électrique
- Evidemment avec les ouvrages d’art, qui déterminent le montage sous l’ouvrage
- Avec le tracé de la voie, qui détermine la longueur des portées
- Avec les postes d’alimentation de traction, qui imposent le découpage de la caténaire
C’est le poste qui doit le plus s’adapter aux contraintes des autres. Par exemple, la signalisation est implantée à des endroits précis règlementés. Il est hors de question de la déplacer pour accomoder une caténaire. Même chose pour la position des sous-stations de traction, contrainte par les schémas d’alimentation et la possibilité d’alimentation du réseau EDF.
[Philippe] Pour les travaux, c’est le plus souvent aux caténairistes de s’adapter aux contraintes apportées par les autres spécialités. Ils sont souvent les premiers à passer sur le chantier pour évaluer les besoins et réaliser les premiers travaux (dit préparatoires) puis les derniers à finir leur travail, puisque le principal de l’infrastructure (en particulier la voie et les ouvrages d’art) doit être terminé avant.
En projet également, car la réalisation d’une étude d’équipements caténaire implique que soient figées les installations des spécialités principales (ouvrages d’art, ouvrages en terre, voie, signalisation…). Par exemple, pour des LGV, des négociations avec les collectivités au sujet des ouvrages d’art (leur nombre, leur position, puis leur construction) peuvent perdurer durant le déroulement des études…
Du coup, c’est devenu une blague récurrente que tous les projets ou travaux en retard le sont à cause des caténairistes 😉
A mon avis, le chantier de caténaires le plus significatif dans un futur proche sera celui du passage au 25kV à moindre coût partout.
Alain Naubron Tweet
Quelles évolutions importantes du métier avez-vous connu pendant votre carrière ?
[Alain] A mes yeux, c’est la mécanisation de la maintenance des caténaires. Au début de ma carrière, on grimpait avec des ceintures latérales en cuir comme seule protection. Si quelqu’un tombait, il se retrouvait pendu sur le côté jusqu’à ce qu’on vienne le secourir.
Nos échelles étaient en bois pour ne pas être conductrices, et pesaient lourd. Elles étaient aussi flexibles. Donc lorsqu’on avait uneéchelle à 3 étages (triplette), grimper donnait l’impression d’être sur un trampoline. Et les mouvements pouvaient faire glisser l’échelle et occasionner des accidents.
Les accès étaient rares et bien souvent nous devions transporter le matériel à dos et faire des distances pouvant avoisiner les 800 mètres. En cas d’annulation du travail pour cause de trains en retard, nous devions effectuer le trajet inverse avec toujours le matériel sur le dos. Autant dire qu’on avait de bonnes cuisses ! C’était physique.
Aujourd’hui, la création de plateforme d’enraillement facilite la mise en voie des engins rails route et l’acheminement sur les lieux du chantier s’en trouve mécanisé.. C’est beaucoup plus précis à positionner, beaucoup plus sécurisant et beaucoup moins fatiguant. Cela a transformé notre métier radicalement.
L’autre point est l’harmonisation des caténaires en 25 kV. A une époque, chaque région avait son propre modèle. C’était transparent pour la circulation mais très compliqué pour la maintenance. Aujourd’hui, tout est normalisé dans un catalogue national, indexé par vitesses et très cohérent.
[Philippe] Oui, de manière générale tout est devenu très rigoureux. La conception est aujourd’hui très scientifique et la SNCF a beaucoup d’avance sur ce point, avec des modèles informatisés très performants. Beaucoup de rigueur également sur la partie études d’exécution et sur la réalisation des travaux.
La certification des caténaires (STI) avec les normes européennes associées, poussent à toujours plus d’uniformisation. Malgré tout, il existe encore diverses pratiques et cultures régionales associées aux nombreuses technologies toujours représentées en ligne, et ce, tant que les « vieilles installations » (centenaires maintenant pour certaines) seront toujours présentes.
La conception est aujourd'hui très scientifique et la SNCF a beaucoup d'avance sur ce point, avec des modèles informatisés très performants.
Philippe Kerbiriou Tweet
Quelles évolutions imaginez-vous dans un avenir proche ?
[Alain] Je ne pense pas que nous assisterons à une révolution de la caténaire dans les années à venir. Nous sommes parvenus à un niveau de normalisation des matériels et des usures très poussé sur tout le territoire.
A mon avis, le chantier le plus significatif sera celui du passage au 25kV à moindre coût partout.
[Philippe] Je le pense aussi, autant que cela puisse se faire. Pour faire circuler des trains puissants et nombreux en 1500V, il faut une sous-station d’alimentation tous les 10 km. En passant en 25kV, on peut les installer tous les 50 à 70km.
[Alain] En plus, une caténaire en 1500 V coûte environ 3 à 4 fois plus cher qu’une en 25kV à cause des sections beaucoup plus importantes de cuivre nécessaires. Comme la plupart sont très anciennes, leur remplacement se fera souvent en 25kV. Les plus anciennes en 1500V datent des années 50. La ligne Paris – Le Mans a été équipée en 1936. Certaines on plus de 100 ans.
[Philippe] Ré-électrifier en 25kV n’est pas un travail simple. Les circuits de voie de la signalisation doivent être changés puisque le 50Hz des caténaires 25kV interfère avec les technologies classiquement utilisées en circuits de voie sur les lignes en 1.5kV. Il faut prévoir une alimentation dédiée (création de sous-stations 25kV). Il faut repenser tous les circuits de protection électrique.
Et, surtout, de nombreux ponts du vieux réseau sont trop bas pour être franchissable par une caténaire 25kV (plus gourmande en hauteur libre, de par sa régularisation totale et ses marges d’air nécessaires) donc il faut très souvent trouver des solutions techniques de génie civil pour les rehausser ou bien s’astreindre à abaisser la voie.
Ca vaut aussi pour les petites lignes, ces lignes de desserte fine du territoire dont on parle beaucoup ?
[Alain] Non, c’est essentiellement sur les grandes lignes du RFN que ça se fera. Les caténaires prennent leur sens sur des lignes fortement parcourues. Aujourd’hui, beaucoup de petites lignes passent sous le giron des régions. Ce sont elles qui décideront de la meilleure solution pour les dessertes fines. Mais l’électrification ou la régénératoin de caténaires sont des chantiers très onéreux qui ne seront jamais rentables sur des lignes peu fréquentées.
[Philippe] Mais si on se restreint à des trains courts et à des linéaires raisonnables, on peut tout à fait rouler à 100km/h avec une ligne de contact, sur un mode qu’on pourrait qualifier de tramway à la campagne. Et rendre ainsi viable économiquement une électrification par caténaire.
Il est aussi possible de se passer d’électrification sur certains tronçons grâce à des trains à hydrogène ou à batteries. Dans le second cas, il y a la possibilité de procéder à du biberonage (charge rapide des batteries pendant les arrêts en gare ou sur certains tronçons électrifiés). On verra donc peut être des gares équipées de caténaires en 750V (ou plus) sur 50 ou 100m pour assurer la recharge lors des arrêts? Ca fait du sens dans certains contextes.