[#INTERVIEW] Frédéric Cacciaguerra : Matériel roulant et mobilités de demain

Facettes des mobilités de demain : Matériel roulant

Dans cette série d’entretiens, nous abordons les multiples facettes des mobilités de demain avec des experts en rapport avec l’énergie et le ferroviaire. Quelques jours après notre participation au Sifer, nous avons eu la chance de passer du temps avec l’expert en matériel roulant Frédéric Cacciaguerra, pour échanger à ce sujet, ainsi que celui du rôle du matériel roulant ferroviaire dans les évolutions en cours. Voici la synthèse de nos échanges.

Le matériel roulant est-il une spécialité à part dans le ferroviaire ?

[Frédéric Cacciaguerra] Non. La vision système globale est le maître mot dans tout projet ferroviaire. On ne peut jamais isoler une composante d’une autre sans faire courir un risque au projet tout entier. Par exemple, on parle beaucoup de LDFT (Lignes de desserte fine du territoire) en ce moment, et chacun des projets de réouverture de ligne comporte un volet infrastructure et un volet matériel roulant.

 

La vision système globale est le maître mot dans tout projet ferroviaire. On ne peut jamais isoler une composante
d’une autre sans faire courir un risque au projet tout entier.

De quelle manière le matériel roulant est-il connecté avec le reste du monde ferroviaire ?
[F.C.] Concrètement, le matériel roulant est ce qui transporte les marchandises et les voyageurs. C’est principalement ce que les usagers voient du système ferroviaire, des machines qui roulent. Mais, évidemment, ces machines sont connectées de multiples manières par le biais de métiers très techniques :

Par exemple, leur maintenance est assurée dans des ateliers dédiés, qui sont des bâtiments industriels complexes équipés de machines à laver, de vérins, de ponts roulants, …

Puis, il y a leur exploitation, c’est à dire comment on souhaite les utiliser dans le cadre d’une stratégie de transports, qui impacte fortement leurs caractéristiques : la vitesse commerciale, les performances à l’accélération et au freinage, le nombre de places, l’espace réservé aux vélos et autres modes de transport urbain, la signalisation et le confort à bord, l’éclairage …

Et bien sûr, l’infrastructure est ce qui leur permet de rouler en assurant performance et sécurité. Le contexte roue-rail, l’écartement des rails, l’alimentation électrique, la signalisation en bord de voie ou de train à train, la vitesse maximale autorisée.

Atelier de maintenance SFO
Atelier de maintenance SFO (c) Pi.1415926535

Est-ce que le matériel roulant a connu des évolutions significatives ces dernières années ?

[F.C.] Oui, comme toutes les spécialités ferroviaires, le matériel roulant évolue assez vite, particulièrement pour réduire les coûts et l’impact environnemental de son exploitation, et pour améliorer la sécurité.

Le développement de l’ERTMS (European Rail Traffic Management System, le système européen de gestion du trafic ferroviaire) est un parfait exemple de cette tendance. Même si certains pays traînent un peu les pieds pour son adoption si des variantes nationales freinent sa mise en œuvre complète, le système permettra bientôt de s’affranchir des nombreux systèmes nationaux de gestion du trafic. Cette uniformisation permettra aux conducteurs d’apprendre un seul système pour tout l’espace Européen, et de construire une seule version de matériel. Par ailleurs, la communication par ondes entre trains permet de considérables gains de distance entre rames, avec pour conséquence une hausse très significative de la fréquence de passage, d’où une diminution des coûts d’exploitation (baisse des prix des sillons), un gain de qualité de service et une sécurité encore meilleure qu’aujourd’hui.

Une autre évolution, de moindre importance mais souvent réclamée, est l’introduction du WiFi à bord des trains. Techniquement, c’est
compliqué sur les lignes à grande vitesse, mais de bonnes antennes et debons émetteurs permettent malgré tout d’offrir une bonne qualité.

Les dispositifs d’aide à la conduite ont aussi beaucoup gagné en efficacité. Un système comme ATO (Automatic Train Operation) permet de
décharger le conducteur de la gestion de l’accélération et du freinage. Le logiciel optimise à la fois la sécurité, les économies d’énergie, les
économies de matériel (plaquettes de freins, par exemple) et la régularité. Pour cela, il s’appuie sur de nombreux capteurs électroniques à bord. 

Ce sont d’ailleurs en partie ces évolutions qui débarrassent progressivement le ferroviaire de son image vieillotte. Aujourd’hui, un train moderne est presque aussi complexe qu’un avion de ligne.

 

 

Aujourd’hui, un train moderne est presque aussi complexe qu’un avion de ligne.

Et que nous réserve le futur proche ?

[F.C.] Au-delà de la continuation des points abordés précédemment, et du développement de trains autonomes, un gros effort de R&D est consacré à l’émergence de trains de plus en plus propres, en particulier de trains alimentés par des batteries ou par de l’hydrogène.

Coradia iLint
Coradia iLint (c) ubahnverleih

Quel est l’intérêt de ces deux solutions, et dans quels contextes ?

[F.C.] Une fois de plus, il faut considérer le système ferroviaire dans sa globalité pour comprendre. Les Lignes à Grande Vitesse sont bien sûr électrifiées, mais ce n’est pas le cas de toutes les petites lignes, et encore moins de celles qui ont été fermées dans les dernières décennies et dont on étudie la réouverture.

Electrifier une ligne représente un chantier extrêmement coûteux, qui ne sera jamais rentable sur des lignes à faible volume de trafic. Aujourd’hui, ces lignes sont principalement desservies par des trains fonctionnant au diesel. Et même sur de plus grandes lignes, il existe des tronçons non électrifiés. Les trains qui y circulent combinent le plus souvent des pantographes pour l’alimentation électrique et un moteur diesel. 

Pour améliorer l’empreinte carbone globale du transport ferroviaire, le but est de remplacer les moteurs diesel par des moteurs électriques alimentés par des batteries ou des générateurs fonctionnant à l’hydrogène. 

La faible autonomie des batteries actuelles (environ 80km) les destine naturellement à des trajets courts (ou petits tronçons non électrifiés) sur lesquels des solutions de biberonnage (recharge partielle et fréquente) sont mises en place en gare, en bout de voie, ou grâce au pantographe du train assurant à la fois la traction et la recharge des batteries sur les portions électrifiées d’une ligne. La grande inconnue liée aux batteries est leur recyclage. Leur construction n’est pas non plus neutre d’un point de vue environnemental. 

 

12 trains fonctionnant à l’hydrogène seront mis en service en 2024 pour le compte de 4 Régions.

Sur des trajets nécessitant une plus grande autonomie, l’hydrogène prend tout son sens. Mais les besoins en infrastructures sont plus coûteux, et nous disposons de moins de recul sur les coûts de maintenance, et des installations de sécurité. D’autre part, l’hydrogène utilisé doit être vert, dans sa production, son stockage et son transport, sinon on ne fait que déplacer le problème des émissions. Le nucléaire fait débat quant à son empreinte écologique, mais c’est une des solutions de décarbonation les plus efficaces. Le reste de l’électricité verte servant à alimenter les lignes ou fabriquer de l’hydrogène doit provenir d’énergies renouvelables. 

Aujourd’hui, il est relativement simple de modifier un train diesel pour accueillir des batteries. L’hydrogène se destine plus naturellement à des trains neufs. Les trains bimodes, qui disposent d’une chaîne électrique complète comme les BGC, peuvent être convertis en remplaçant le moteur diesel par une batterie. Les premières expérimentations auront lieu sur la ligne Aix-Marseille en 2023. Elles nous permettront de mieux qualifier la pertinence de la solution batterie  en France.

Concernant les trains à hydrogène en France, 12 trains seront mis en service en 2024 pour le compte de 4 Régions.


Et les trains autonomes ?

[F.C.] C’est l’autre grand chantier de la décennie à venir. 

La France dispose d’une solide expérience dans ce domaine, puisque le métro de Lille fonctionne de manière autonome depuis 1983. La ligne 1, la ligne 14 du métro parisien sont d’autres réalisations techniquement très abouties.

L’automatisation de la conduite de trains est plus complexe que celle d’une rame de métro, parce que l’exploitation ferroviaire connaît beaucoup plus de degrés de liberté (croisements, piétons, animaux, vélos, en particulier). Mais elle reste moins complexe que dans l’industrie automobile. 

L’aspect social de cette innovation doit bien sûr être prise en compte pour déterminer son bien fondé. Jusqu’ici, la plupart des lignes automatiques l’ont été dès le départ, n’occasionnant pas de perte d’emploi, et les autres semblent avoir été converties sans casse.

Carbonée ou pas, la meilleure énergie est celle qu'on ne consomme pas !

Alors, justement, quels sont les freins à l’innovation, aujourd’hui ?

[F.C.] La peur de l’inconnu est un frein psychologique important, dans toute conduite du changement. 

Les risques sont nombreux lorsqu’on crée du matériel roulant : le projet peut ne pas aboutir du tout, ses coûts peuvent exploser, tant en phase de développement qu’en phase d’homologation, et les normes à respecter sont nombreuses. Donc, dans un marché concurrentiel, tout le monde réfléchit à deux fois avant de se lancer. 

Pour les clients, régions, exploitants, …, acheter du matériel nouveau, c’est aussi rendre son parc plus hétérogène, ce qui implique des coûts de maintenance et de gestion plus élevés. 

 

Et les motivations ?

[F.C.] Ce sont celles déjà évoquées : la baisse des coûts, le gain de qualité de service et de sécurité et, de plus en plus, le respect de l’environnement.

Au-delà de l’utilisation de batteries ou d’hydrogène à la place de moteurs diesels, la réduction de la consommation électrique est une des grandes priorités. On y parvient marginalement par une meilleure régulation du trafic par ERTMS et une conduite optimisée par des logiciels d’assistance. Mais aussi par une optimisation poussée de la chaîne de traction et de freinage (avec retour d’électricité dans la caténaire pendant le freinage), l’optimisation des transformateurs, et l’allègement des structures. Carbonée ou pas, la meilleure énergie est celle qu’on ne consomme pas.

Capteurs ERTMS
Capteurs ERTMS (c) Steven Lek

La France est un pays ancré dans le transport routier, avec un réseau d’autoroutes très développé et une part modale du ferroviaire en berne par rapport à ses voisins. Comment changer ça, puisque le ferroviaire est si vertueux ?

[F.C.] Le report modal de la route vers le train est primordial. Le Covid, le développement du télétravail et des visioconférences lié au Covid, ont diminué le transport ferroviaire de passagers d’environ 20%. Cette perte de revenu pour les exploitants et les autorités organisatrices des mobilités est un frein de plus à l’investissement dans des solutions vertueuses. 5 axes me viennent à l’esprit pour reprendre des parts de marché à la route :

  1. Avant tout l’excellence opérationnelle. Nos voisins suisses et allemands bénéficient de très bonnes fréquences, même en heures creuses, même le week-end. Rajouter des trains à ces moments creux représente un coût marginal et crée une offre bien plus attractive. Il faut aussi améliorer la régularité des trains (ERTMS y participe) et lutter farouchement contre les annulations.
    Le confort à bord est également très important pour amener les passagers à utiliser leur temps de trajet pour bien se reposer ou avancer sur leur travail. Donc le confort des sièges, l’éclairage, le bruit, la signalisation et les informations à bord, le WiFi, les prises électriques, la température doivent être pris en compte. Le confort des gares doit également s’améliorer, avec plus de places assises, plus de propreté, l’accès à des WC gratuits comme dans les aéroports.

  2. Le prix. Bien que le train soit objectivement peu cher, son coût peut encore diminuer grâce à ERTMS (plus d’équipements de signalisation de voie à installer ni à entretenir), à l’optimisation des structures et du personnel, et peut-être en taxant l’usure des routes par les camions pour subventionner le ferroviaire. Par ailleurs, la baisse du prix des sillons , notamment aux heures creuses, contribuerait fortement à l’attractivité du rail . En effet, augmenter la fréquence de circulation aux heures creuses se fait à coût marginal pour les exploitants ferroviaires; cette augmentation de passages pourrait compenser la baisse de recette unitaire pour les gestionnaires d’infrastructure.

  3. La sécurité. Bien que largement supérieure à celle de l’automobile, des évolutions comme l’adoption plus large d’ERTMS contribueront à l’améliorer encore.

  4. L’intermodalité. Bouchons mis à part, il est plus pratique de monter dans sa voiture que de prendre le train. Il serait utile de créer de grands parkings gratuits aux abords des gares, comme c’est le cas dans certains pays. Il faudrait améliorer les pôles d’échange, faciliter l’accès en vélo …

  5. La publicité. Il est grand temps de vanter les qualités du train, plutôt que de se focaliser sur ses défauts. On ne parle pas assez du gain de temps libre, de la meilleure sécurité et du moindre coût par rapport à la voiture.

En moyenne, en France, moins de personnes meurent en une année en train qu'en une journée sur la route.

Plus sûr et moins cher que la voiture ?

[F.C.] L’histoire de notre pays est malheureusement émaillée de tragédies ferroviaires. Elles se font plus rares, mais n’ont pas totalement
disparu de notre vie. Pour autant, on oublie souvent de préciser que même lors de ces épouvantables jours noirs, moins de personnes meurent à bord d’un train qu’en voiture (et, en moyenne, moins en une année, que sur la route chaque jour) ! Les décès routiers ne sont plus qu’une statistique récurrente, d’un point de vue médiatique. Alors que la rareté même des catastrophes ferroviaires en France en fait un point d’orgue lorsqu’elles surviennent. La réalité est qu’en entrant dans un train, le risque de ne pas arriver entier est quasi-nul, ce qui est très loin d’être le cas lorsqu’on démarre sa voiture ou sa moto.

Et la comparaison avec la route n’est pas plus juste lorsqu’on parle de prix. Quand on se plaint du prix d’un billet, on oublie l’amortissement de sa voiture (dont la valeur tombe presque à zéro en 7 ans), le prix de son entretien, de ses réparations, de son garage, de son carburant, de son assurance, des péages. Objectivement, et contrairement à leur réputation, les trains du quotidien sont très peu chers. Il suffit de consulter les barèmes kilométriques fiscaux des automobiles, et de les ramener à notre trajet en train quotidien, pour s’en convaincre. 

Et c’est sans parler des coûts pour la société occasionnés par les accidents de la route et par l’immense perte de productivité due aux millions d’heures passées derrière un volant, chaque jour, par les travailleurs du pays.

(c) heather-maguire

Merci pour ces informations. Pour conclure, pouvez-vous nous citer 3 projets de matériel roulant de votre carrière qui vous ont marqué ?

[F.C.] J’ai travaillé chez Bombardier lorsque nous développions un nouvel autorail pour répondre à des appels d’offres SNCF. J’en avais assuré la promotion dans toutes les régions du pays. C’est dans ce contexte que j’ai commencé à apprécier le fait de sortir de ma coquille technico-commerciale pour aller à la rencontre d’usagers, comprendre les besoins sur le terrain et avoir une vue globale sur les régions. Cette approche de mon métier ne m’a plus jamais quitté.

Lorsque je travaillais pour Kéolis, nous avons participé à la création du métro d’Hyderabad en Inde. Nous étions en charge du volet exploitation, et il a été fascinant de partir d’une feuille totalement blanche. Ça n’arrive presque jamais, dans ce métier. Et, en plus de l’exotisme évident de l’Inde, j’ai été marqué par la qualité et la compétence des dirigeants concessionnaires ou AMO sur place.

Enfin, très récemment et en tant qu’expert indépendant, j’ai eu le plaisir d’aider la région PACA à gérer les aspects techniques et les interfaces avec les spécialistes (y compris juridiques et financiers) lors de la première mise en concurrence de ligne régionale en France. C’est une expérience que je serais très heureux de renouveler.