[#INTERVIEW] Pascal Dussouchet et Pierre-Jean Ginoux

Facettes des mobilités de demain : ERTMS en LGV et petites lignes

Dans cette série d’entretiens, nous abordons les multiples facettes des mobilités de demain avec des experts en rapport avec l’énergie et le ferroviaire. Dans cet épisode, Pascal Dussouchet et Pierre-Jean Ginoux, tous deux experts d’ERTMS avec une forte expérience de la technologie, nous en détaillent les bénéfices en termes de gains d’attractivité, diminution de coûts et diminution des risques. Particulièrment, et contrairement aux idées reçues, sur les petites lignes que l’ERTMS pourrait aider à redynamiser.

Bonjour Messieurs, pouvez-vous vous présenter?

[Pascal Dussouchet] Je suis ingénieur SNCF et ma carrière a été consacrée à la traction: conduite tous types de train, encadrement, ingénierie de formation, pilotage des formations des conducteurs, écriture de documents de sécurité, essais, expertise Grande Vitesse et expertise ERTMS. J’ai entre autres procédé aux essais et à la mise au point ERTMS sur la ligne Perpignan – Figueras, et sur la ligne à grande vitesse Paris – Strasbourg. J’ai créé, testé et validé les formations conduite pour ce nouveau système de signalisation. En tant qu’expert indépendant auprès de l’agence ferroviaire européenne, j’ai pu faire modifier l’ergonomie conduite ERTMS ce qui a conduit à une version consolidée et utilisable par tous les pays de l’UE : la Baseline 3.6.0. Pour cela j’ai fait la démonstration avec un train commercial sur LGV Est Européenne qu’il était possible en toute sécurité de suivre à 320 km/h un train roulant également à 320 km/h à moins de 110 secondes et ce pendant plus de 40 km. Ceci à également permis de démontrer qu’ETRMS n’était pas qu’une signalisation interopérable, mais qu’elle permettait une densification des circulations jusque là impossible. En parallèle, j’ai conduit une mission au Maroc de formation des conducteurs en ERTMS, mise au point et essai des rames grande vitesse de la ligne Tanger – Kénitra . J’ai également travaillé avec Pierre-Jean Ginoux sur la création d’un système bord ERTMS plus simple et moins coûteux, notamment en cas de rétrofit des matériels existants, utilisant des moyens plus novateurs de manière à alléger également les installations sol et de pouvoir rendre progressivement le train autonome.

[Pierre-Jean Ginoux] Je suis ingénieur des Arts et Métiers et j’ai fait toute ma carrière au sein de la SNCF. J’ai consacré plusieurs années à la maintenance et la conception des TGV. Par la suite, j’ai dirigé l’établissement traction  de Paris Montparnasse qui regroupe l’ensemble des conducteurs de cette gare que ce soit pour le trafic TGV, voyageurs longue distance et banlieue ainsi que fret au départ de Trappes ou Chartres. A partir de 2009, je me suis impliqué dans ERTMS et j’ai directement participé à la rédaction des spécifications en tant que représentant de la SNCF au sein de la CER (Communauté Européenne du Rail) à Bruxelles, qui regroupe l’ensemble des entreprises ferroviaires européennes. J’ai été le porte-parole de la CER auprès de la Commission Européenne. En parallèle, au sein de la SNCF, j’ai été directeur ERTMS, chargé de la préparation du déploiement ERTMS. J’ai animé également les réflexions sur la signalisation du futur et collaboré à plusieurs projets de recherche sur les télécommunications, le positionnement par satellite et le train autonome.

 

catenaires sur les voies en entrée de gare
(c) Jose Matin Ramirez Carasco

Qu’est-ce que l’ERTMS ? En quoi est-ce différent des  autres systèmes de signalisation ferroviaire ?

L’ERTMS est un standard de signalisation ferroviaire Européen qui a connu une adoption mondiale, alors que la plupart des autres systèmes sont toujours nationaux.

La Commission Européenne l’a imposé politiquement pour permettre une circulation unifiée des trains à travers le continent. Et, dans ce but, les techniciens se sont orientés vers des solutions d’avenir qui se sont naturellement imposées dans le reste du monde. La SNCF avait commencé ses recherches sur le sujet dès les années 80 et les choix technologiques faits depuis ont fait l’unanimité auprès des experts du monde entier.

La principale différence avec les autres systèmes existants est que l’essentiel des informations communiquées le sont sur un écran dans la cabine, et plus en bord de voie. Il ne s’agit plus d’un bloc 3 couleurs, mais de beaucoup plus d’informations sur l’évolution en temps réel de ce qui se situe devant le train.

Ça ne complique pas la vie du conducteur ?

En dépit de leur complexité apparente, ces informations simplifient grandement la vie du conducteur. Habituellement, on regarde à 80% en dehors de la cabine, et on n’a qu’une information très limitée. Avec l’ERTMS, 80% se passe à l’intérieur de la cabine et permet de beaucoup mieux comprendre l’environnement proche du train. Lors d’une expérience mettant face à face des conducteurs utilisant leur système familier et d’autres n’ayant reçu qu’une heure de formation, on a constaté que le second groupe affichait de meilleures performances. C’est un système très intuitif.

C’est malgré tout un système qui change profondément les habitudes. En France, on a mis en place une formation très moderne calquée sur les méthodes de l’aéronautique, avec des simulateurs, et la transition s’est très bien passée, même pour des personnes ayant passé toute leur carrière sur des LGV utilisant d’autres systèmes de signalisation. L’adoption a été très bonne.

 

 

Donc, c’est un avantage pour la sécurité des voyageurs ?

Oui, mais pas uniquement pour le transport de voyageurs. C’est aussi le cas pour le fret.

Il faut comprendre qu’en France, les systèmes KVB et TVM en place offrent déjà un très bon niveau de sécurité. Mais l’ERTMS est un système réellement proche de l’infaillibilité. On vise un risque de l’ordre de 10^-9.

En plus de ce fort surcroît de performance, ERTMS supprime une grande partie des erreurs humaines qui restent possibles, avec un autre système, même avec un conducteur expérimenté.

 

L’ERTMS est un système réellement proche de l’infaillibilité. On vise un risque de l’ordre de 10^-9.

Est-ce que l’ERTMS améliore l’attractivité du ferroviaire par rapport aux autres modes de transport ?

Oui, et c’est même une des conditions nécessaires à son adoption. L’investissement dans la sécurité a aussi été motivé par les économies que le système permet de réaliser par rapport à d’autres types d’augmentation de trafic.

Avec un système traditionnel de signalisation, la sécurité est assurée en respectant des distances fixes et basées sur le “plus mauvais freineur” théorique. L’ERTMS permet non seulement de réduire significativement l’intervalle entre deux trains, mais il s’adapte en plus aux conditions. Si les trains circulent plus lentement, ils peuvent s’approcher encore plus les uns des autres.

Lors d’une démonstration destinée à plaider en faveur de l’équipement de la LGV Paris – Lyon, notre objectif a été de faire circuler 16 trains par heure, à 300km/h avec un taux de régularité de 95%. Nous avons facilement battu cet objectif.

En augmentant la fréquence des trains, on augmente un peu les frais de maintenance de l’infrastructure, mais on diminue de manière conséquente le coût de chaque sillon. Donc le gain de sécurité s’accompagne d’une diminution des coûts.

 

ERTMS est destiné uniquement aux LGV, ou est-ce qu’on peut s’en servir sur de petites lignes ? La technologie est rentable sur une petite ligne à faible fréquentation ?

Oui, ERTMS est facilement adaptable aux lignes de desserte fine dont on parle beaucoup en ce moment. Et le système permet d’y réaliser des économies encore plus conséquentes.

Lors d’une régénération de ligne, les frais d’installation de l’ERTMS sont bien moindres que l’installation d’un système de cantonnement traditionnel.

Les frais d’exploitation, sur ces lignes qui comportent encore beaucoup de postes manuels et dépendent encore fortement du travail humain pour fonctionner, sont exorbitants. Ce qui les voue invariablement à la fermeture. Il y circule parfois à peine 8 trains par 24 heures.

Sur ces lignes à faible fréquentation, une version allégée de l’ERTMS peut être installée et garantit une sécurité bien plus élevée que l’existant sans nécessiter la même précision que sur une LGV à saturation. Cette forme allégée d’ERTMS permettrait de s’affranchir de la plupart des gros centres de coût d’exploitation.

(c) Adrien Polichon

L'ERTMS est facilement adaptable aux lignes de desserte fine dont on parle beaucoup en ce moment. Et le système permet d’y réaliser des économies encore plus conséquentes que sur les LGV.

Aujourd’hui, le fret est au cœur des débats climatiques. Est-ce que l’ERTMS peut aider à la renaissance du fret en France ?

Oui. On a évoqué plus tôt les gains de sécurité et la diminution du prix du sillon.

Mais l’autre bénéfice important, dans le cadre du fret, est l’allongement possible des étapes de traction.

Actuellement, elles se situent à peu près tous les 300 km, ce qui correspond à ce qu’un conducteur peut conduire sur une journée. Avec l’ERTMS, on peut fortement allonger cette distance. Ce qui fait que sur un parcours Espagne – Pays-Bas, par exemple, on gagnerait plusieurs étapes, pour des trajets à la fois plus rapides et moins coûteux.

Mais pour cela, il faut construire une infrastructure d’accueil aux nouvelles étapes. Aujourd’hui, la plupart des infrastructures en place sont vieilles de plusieurs décennies, donc c’est une bonne opportunité, plutôt que de rénover une solution beaucoup moins performante.

 

 

Quelles ont été les étapes marquantes du déploiement de l’ERTMS en Europe ?

L’ERTMS est avant tout un projet politique, qui a avancé avec chaque vague de décisions politiques prises pour l’imposer.

Certains pays ont par la suite pris la décision de basculer toute leur signalisation vers l’ERTMS pour augmenter la performance de leur réseau, alors que d’autres sont plus à la traîne.

Une étape significative a été franchie avec la version 3.6.0 qui fut la première véritablement interopérable. C’est celle qui est utilisée dans le projet Paris – Lyon, et l’Allemagne, par exemple, a attendu cette version pour basculer.

En Europe, certains pays comme la Suisse, la Belgique, le Luxembourg, parmi d’autres, sont très avancés. En France, les choix politiques ont axé le développement du réseau vers la haute vitesse. Ailleurs, nos technologies sont vieillissantes, et cela pourrait un jour poser un problème important parce que nos lignes de fret sont au cœur des grands parcours européens.

Aujourd’hui, tout est prêt pour un déploiement. La technologie est mûre. Elle a été débuggée, elle embarque toutes les fonctionnalités spécifiques aux contextes de chaque pays, et elle est pleinement interopérable. Le déploiement est uniquement un problème de volonté budgétaire.

 

(c) Xavi Cabrera

Aujourd’hui, que faut-il pour qu’une région puisse déployer l’ERTMS sur son réseau ?

Au niveau local, il faut déjà une collaboration entre le gestionnaire d’infrastructure – qui doit équiper la ligne – et la région, propriétaire du matériel roulant à équiper. Sans entente des deux, un projet ne peut pas avancer.

Mais, contrairement à une idée reçue, cet équipement ne coûte pas cher. Il est fourni en standard sur tout matériel neuf et pour les matériels anciens à rétrofiter, le modèle allégé est pleinement défini et attend uniquement un démonstrateur.

Côté matériel roulant, l’équipement d’un TGV est très coûteux (1 M€ par cabine, environ). Mais pour une locomotive de petite ligne, la dépense serait bien plus faible, de l’ordre de 50 000€, en retrofit. La technologie est similaire à celle du glass cockpit que l’on rencontre dans l’aviation de tourisme et qui a fait ses preuves sur des millions de vols.

 

 

Quelles perspectives d’évolutions envisagez-vous à un horizon moyen terme (2030, par exemple) ?

Des perspectives ont déjà été validées il y a quelques années et plusieurs pistes qui peuvent radicalement diminuer les coûts d’exploitation émergent :

Le positionnement de chaque train via le réseau de satellites Galileo permettrait de se passer des doubles balises présentes à chaque km de voie.

Et la conduite automatique, qui est simplifiée par l’apport d’information de l’ERTMS, peut également   faire réaliser de fortes économies.

L’ERTMS de niveau 3, qui introduit la notion de canton fictif, représente une alternative extrêmement favorable par rapport aux autres solutions d’augmentation de trafic, particulièrement sur des lignes saturées pour lesquelles on envisage un doublement ou un triplement de voie :  frais d’exploitation bien plus faibles, bien meilleure sécurité de transport, travaux sans commune mesure, délais de mise en oeuvre …