[#INTERVIEW] Bernard Bufferne

Facettes des mobilités de demain : Argos et ERTMS.

Dans cette série d’entretiens, nous abordons les multiples facettes des mobilités de demain avec des experts en rapport avec l’énergie et le ferroviaire. Dans cet épisode, Bernard Bufferne nous présente ERTMS et Argos, deux nouvelles technologies pouvoyeuses d’économies significatives, de gain de simplification et d’une sécurité fortement accrue. Le futur de la signalisation ferroviaire. 

Bonjour Bernard Bufferne, pouvez-vous vous présenter?

[Bernard Bufferne] Après une carrière de près de 40 ans chez SNCF Réseau en signalisation ferroviaire, je continue dans ce domaine en tant que consultant. J’ai exercé en opérationnelle en Unité Opérationnelle dans un Etablissement Infrastructure, et en fonctionnel en Etablissement, Direction Régionale puis Nationale.

aiguillages en gare
(c) Alexander Popov
Quelle est l’utilité de technologies telles que l’ERTMS ou Argos pour le ferroviaire ?

[Bernard Bufferne] Ces 2 technologies seront de plus en plus intimement liées pour développer un système de signalisation complet sur toutes les lignes ferroviaires classiques et à grandes vitesses (LGV), avec en complément indissociable la télésurveillance des installations pour leur maintenance. Les alarmes seront réparties vers 4 Centres Nationaux de Supervision qui sélectionneront et appelleront le ou les mainteneurs adéquats en moins de 5 minutes. Ce développement d’installations de signalisation est permis par une très forte évolution technologique Telecom et son déploiement sur l’ensemble des 3 réseaux informatiques ferroviaires constitués de fibres optiques, serveurs, …

Coté infrastructure, l’ERTMS (European Railway Traffic Management System) système européen de gestion du trafic ferroviaire, est composée de deux sous-systèmes :

– un système de communication entre le train et les installations fixes, actuellement GSM-R. C’est un GSM dédié au ferroviaire avec des fonctionnalités particulières.
– un système de signalisation ETCS (European Train Control System) assurant la commande des indications d’espacement entre les circulations et contrôlant l’exécution de ces commandes.

Le système ERTMS est repris dans une norme européenne pour garantir l’interopérabilité de circulations, de matériels et de conducteurs, entre états. Au fil du temps, des variantes ont cependant été développés dans les différents pays.

[NDLR: Nous revenons très bientôt sur ERTMS dans une prochaine interview]

 

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Quant à ARGOS, ce nom fait référence au géant de la mythologie grecque doté de 100 yeux qui lui
garantissaient une vigilance à toutes épreuves.

Ceci correspond aux fondamentaux du projet ARGOS : concevoir et déployer un système au cœur de la sécurité garantissant un
fonctionnement optimum à chaque instant.

Argos est issu d’une nouvelle collaboration entre entreprises, la troisième en France, le partenariat d’innovation commencé en 2018 entre SNCF Réseau, Alstom, Hitachi, Siemens et Thales. Il doit permettre principalement la régénération des anciens postes d’aiguillages, et dans une moindre échelle la création de nouveaux postes d’aiguillages pour les nouvelles LGV, avec des améliorations importantes. Ce nouveau système matériel offre pour la première fois des fonctionnalités au-delà d’un poste d’aiguillage, en équipant le Block Digital gérant l’espacement des trains. Il facilite le développement de l’ETCS niveau 2 sans signalisation latérale sur les lignes classiques.

3 projets têtes de série doivent être mise en service en 2023 :

– Block digital Lyon – Vienne avec Thales
– poste aiguillage Montbard avec Alstom
– Block digital en Alsace avec Hitachi

Puis le déploiement suivra sur l’ensemble du réseau national pendant 15 ans assurant une certaine visibilité aux entreprises partenaires pour dimensionner leurs moyens en cohérence.

Quels sont leurs principaux bénéfices ?

[Bernard Bufferne] ERTMS

Le remplacement de la signalisation latérale à la voie par une signalisation en cabine génère d’importantes économies : plus de signaux à installer et à maintenir avec leur difficulté d’accès, supprimant les risques ferroviaires associés pour le personnel. La sécurité des circulations est également améliorée par une meilleure visibilité de la signalisation en cabine par tous temps, une assistance à la conduite et un meilleur contrôle de vitesse. Le débit de la ligne et sa régularité sont également améliorées, générant aussi des économies.

ARGOS
Cet ambitieux projet bénéficie de l’expérience acquise depuis 25 ans sur les postes d’aiguillages informatiques et de l’importante évolution technologique informatique.

5 objectifs clefs sont visés :
– 15% moins cher que le PAI 2006 sur tout le cycle de vie
– un système résilient et performant
– une maintenance 3.0 et « Plug & Play »
– un nouveau processus conçu pour faciliter le phasage et les modifications
– un impact minimum sur l’exploitation pendant les travaux et essais

Le remplacement de postes non télécommandables par des postes ARGOS permet leur intégration dans les CCR, tout en réalisant des économies d’exploitation et une meilleure gestion du trafic.

L’élimination des technologies « exotiques » de postes d’aiguillage résout la perte de compétences sur ces technologies pour les maintenir, mais surtout si des besoins de modifications sont nécessaires..

Argos bénéficie de l’expérience acquise depuis 25 ans sur les postes d’aiguillages informatiques et de l’importante évolution technologique informatique

Quelles sont les expériences les plus marquantes de votre carrière ?

[Bernard Bufferne] Ma participation à la régénération des postes d’aiguillages sur l’étoile lyonnaise avec la création de la 1 ère Commande Centralisée du Réseau (CCR) a marqué le lancement d’une régénération générale de la signalisation préconisée par au moins 2 audits extérieurs depuis des années.

J’ai établi pendant des années des projets de régénération de postes d’aiguillage, de BAL y compris le 1 er block digital du réseau entre Villefranche sur Saône et Lyon, et de nombreux autres systèmes de signalisation pour des montants jusqu’à environ 100 M€.

Le poste de Référent National télésurveillance à la Direction de l’Ingénierie de SNCF Réseau m’a permis de contribuer au développement d’ARGOS, de NExTEO (Nouveau système d’Exploitation des Trains Est Ouest) sur EOLE (Est Ouest Liaison Express) ou RER E mis en service entre 2022 et 2024. NExTEO repose sur le principe de la gestion des trains basée sur la communication (CBTC). Ce système, conçu pour un réseau fermé comme le métro ou le RER, est l’équivalent de l’ERTMS pour les réseaux ouverts comme les lignes ferroviaires classiques ou LGV.

ERTMS et ARGOS, par leurs économies et facilité de mise en œuvre permettront de les installer sur des lignes moins utilisées, où les coûts des technologies précédentes auraient été prohibitifs.

 

Quelles sont les évolutions les plus marquantes que vous avez vu apparaître et se
généraliser au fil du temps ?

[Bernard Bufferne] Je suis entré à SNCF Réseau après une formation universitaire sur du matériel moderne. J’ai été surpris par l’ancienneté du matériel en service sur les lignes ferroviaires. Cette situation est en partie justifiée par le besoin d’avoir du matériel ayant fait ses preuves sécuritaires sur les installations de signalisation classées de sécurité.

Mais cet état résulte également du sous-investissement depuis des décennies sur le réseau ferré comme constaté par 2 audits extérieurs. Paradoxalement, les anciennes technologies mécaniques et électromécaniques peuvent être gardées en service beaucoup plus longtemps, jusqu’à environ 100 ans, sous réserve de conserver les compétences, que les postes informatiques ayant une durée de vie d’environ 15 ans, à moins de les prolonger à nouveau de 15 ans en les régénérant partiellement. Nous pourrions penser que jusqu’à présent les postes informatiques n’étaient pas assez matures pour une régénération aussi ambitieuse que préconisée. Avec l’arrivée d’ARGOS en déploiement en 2024 et ses innovations importantes, je pense que c’est le bon timing pour lancer la régénération nécessaire, même si à l’expérience des têtes de série nous devons revenir en arrière sur certains choix technologiques.

Les évolutions les plus importantes ont donc été l’informatisation et le développement des réseaux informatiques liés, permettant des automatisations et des assistances à la gestion des circulations, mais aussi le contrôle des vitesses des trains évitant la répétition d’évènements critiques connus dans le passé.

(c) Xavi Cabrera

Quelles perspectives d’évolution percevez-vous à moyen terme pour ces technologies,
et le ferroviaire en particulier ?

[Bernard Bufferne] L’évolution de l’ERTMS doit permettre à moyen terme d’ici 2030 de le déployer sur les lignes classiques structurantes (LC) parallèlement à ARGOS, en relevant le défi que constitue la complexité d’une LC par rapport à une ligne LGV : Passage à Niveaux, aiguillages plus nombreux, installations plus diverses (détections de chute de rochers,…), entrée et sorties de voies de service, diversité de natures de circulations (voyageurs, marchandises,…), …

A long terme, entre 2030 et 2040, le développement de l’ERTMS niveau 3 permettra notamment la suppression du système de détection au sol des trains, de franchir ainsi un nouveau palier économique et une simplification intéressante.

Ces évolutions ERTMS et ARGOS, par leurs économies et facilité de mise en œuvre permettront de les installer sur des lignes moins utilisées, où les coûts des technologies précédentes auraient été prohibitifs. De même à budget égal, plus de régénérations pourront
être réalisées.

Comme vu précédemment, le besoin de développement et de résilience des réseaux Telecom vont croitre en même temps qu’ERTMS et ARGOS qui sont prévus pour la signalisation ferroviaire : sécurité, fiabilité, maintien en condition opérationnelle. Le matériel Telecom industriel ne bénéficie pas à la base de cette conception. La durée de vie est plus réduite et les évolutions beaucoup plus rapides. Les mises à jour logicielles sont beaucoup plus fréquentes.

Dans le contexte actuel de guerre en Europe, les risques cybersécurité sont plus importants et les réseaux informatiques plus exposés. Le challenge Telecom ne sera pas des moindres.